Protection de la biodiversité : un inventaire difficile
LE MONDE | 27.06.06 | 15h40 • Mis à jour le 27.06.06 | 16h13
Sous la pression de l'activité humaine, les espèces vivantes disparaissent à grande vitesse, au point que certains chercheurs estiment qu'une extinction majeure est en cours. Plusieurs initiatives internationales ont été lancées pour tenter de minimiser les dégâts et maintenir un semblant de biodiversité. Mais protéger efficacement le vivant, végétal et animal, implique d'en faire l'inventaire le plus exhaustif possible en utilisant les moyens de la taxonomie, science de la classification et de la dénomination des espèces.
Or les moyens financiers et humains dans ce domaine sont notoirement insuffisants. Si 1,8 million d'espèces ont déjà été définies, à partir notamment des imposantes collections présentes dans les muséums d'histoire naturelle de la planète, il en reste encore beaucoup à trouver et à décrire, l'ensemble du monde vivant étant loin d'être connu.
"On a désigné cette lacune énorme en matière de classification sous le terme de 'handicap taxonomique' lors de plusieurs conférences internationales sur la protection de l'environnement et de la biodiversité - Rio en 1992, Paris en 2005, et plus récemment à Curitiba, au Brésil, en mars", explique Bertrand-Pierre Galey, directeur général du Muséum national d'histoire naturelle.
L'Initiative taxonomique mondiale (Global Taxonomy Initiative) a été créée pour pallier ce handicap taxonomique. L'Europe a décidé de s'y joindre en lançant le programme Edit (European Distributed Institute of Taxonomy), présenté officiellement les 28 et 29 juin au Muséum national d'histoire naturelle à Paris, en présence des représentants des pays membres.
Ce programme, soutenu par la Commission européenne, est coordonné par le Muséum et présidé par Simon Tillier, professeur de l'établissement et spécialiste de la systématique (science associant la taxonomie et la phylogénie, c'est-à-dire l'analyse des relations de parenté entre les espèces). Edit regroupe 27 institutions essentiellement européennes, dont le Natural History Museum de Londres, les jardins botaniques royaux de Kew, le Musée d'histoire naturelle de la Smithsonian Institution de Washington, le Missouri Botanical Gardens et les Instituts de zoologie et de botanique de Saint-Pétersbourg.
Doté d'un budget de 11,9 millions d'euros et lancé pour une durée de cinq ans, le programme Edit a pour objectif d'améliorer la recherche taxonomique en Europe. Il a commencé en 2006 avec la mise en place du site Web, un des axes du projet étant de créer une infrastructure virtuelle sur le Net intégrant les programmes de recherche des différents pays participants. S'ajoutera à cela la création d'un cursus européen de taxonomistes formés aux méthodes modernes de la systématique pour remédier aux manques criants dans ce domaine.
Les besoins sont énormes. Il y a actuellement 1,8 million d'espèces connues au monde, mais les scientifiques en dépistent environ 16 000 à 17 000 par an. Personne ne peut dire combien il en reste à découvrir - 5,10 ou 50 millions ? - surtout si l'on tient compte des micro-organismes et des parasites. A ce rythme, et avec les méthodes actuelles, "il faudrait plus de mille ans avant que l'ensemble des espèces végétales et animales ne soient recensées. Et beaucoup d'entre elles auront disparu avant même leur découverte", insiste Simon Tillier.
Or dans ce qui est déjà connu au niveau mondial, l'accès à l'information et à la connaissance reste très restreint et limité à quelques privilégiés.
Il existe environ 1,5 milliard de spécimens stockés dans les collections internationales, mais seulement 65 millions d'enregistrements de spécimens sont accessibles par informatique via le GBIF (Global Biodiversity Information Facility). Ce dernier dispose en 2006 d'un budget de 3 millions de dollars. Une somme largement insuffisante aux yeux des spécialistes.
Pour combler la lacune taxonomique, le programme européen Edit ne manque pourtant pas d'atouts. Les établissements qui participent au projet possèdent environ un cinquième des spécimens des collections mondiales, qui sont aussi les plus importants historiquement. "Les institutions taxonomiques datent du XVIIe siècle, et se sont développées avec les politiques coloniales. Par effet collatéral de la colonisation, nous avons décrit la plupart des espèces connues dans le monde", résume Simon Tillier. Mais, a contrario, les problèmes d'intégration de toutes ces données au niveau européen sont à l'échelle de l'énormité du problème. Moins de 10 % des collections et pratiquement aucune littérature ne sont informatisées et accessibles par Web actuellement. Aussi, 4 millions d'euros en cinq ans seront dévolus à la réalisation d'une plate-forme informatique dédiée à la "cybertaxonomie".
Ces besoins nouveaux et importants en matière de classification remettent en lumière une discipline initiée par le savant suédois Carl von Linné au XVIIIe siècle. Dans son Systema Naturae (1735), il a défini la "nomenclature binomale" toujours utilisée aujourd'hui. Depuis Linné, chaque nouveau spécimen végétal ou animal reçoit deux noms latins : un nom de genre, suivi du nom de son espèce particulière. Ainsi, nous sommes le genre Homo, de l'espèce sapiens.
Mais la taxonomie a connu des revers au XXe siècle, et ces dernières années, elle n'était pas en vogue, particulièrement en France, où les moyens financiers faisaient défaut. Aujourd'hui, le Muséum national d'histoire naturelle ne compte que 70 à 80 taxonomistes, ces effectifs ayant fondu comme neige au soleil au fil des ans en raison d'un "désintérêt dramatique du CNRS à ce sujet", fait remarquer Simon Tillier.
Sur le plan des idées, néanmoins, la taxonomie et la systématique (qui associe la taxonomie et la phylogénie) ont connu un renouveau intellectuel important, qui a commencé dans les années 1960 en Europe et aux Etats-Unis.
Ce renouveau a été nourri par les travaux du biologiste allemand Willi Hennig, qui a élaboré une nouvelle théorie de la classification, en 1950 : la systématique phylogénétique. Cette théorie, "révolution fondamentale" pour les scientifiques, a été amplifiée par l'utilisation de l'informatique, qui permet d'appliquer cette méthode à un très grand nombre de données, et par les nouveaux moyens en génétique.
Aux approches morphologiques classiques qui permettent de décrire une espèce s'ajoute maintenant la génétique. C'est dans ce but qu'a été créé il y a quatre ans le consortium pour le code-barres du vivant (CBOL). Il s'agit d'une collaboration internationale entre musées d'histoire naturelle, herbiers, réserves biologiques et sites d'inventaires de la biodiversité, qui a reçu le soutien financier de la Sloan Foundation pendant deux ans et demi.
"L'idée est de pouvoir déterminer une espèce à partir d'une séquence déterminée du génome, précise Michel Veuille, responsable du département de systématique au Muséum national d'histoire naturelle, et contact scientifique du programme en France. Les collections présentes dans les différents muséums serviront à établir la base de données renfermant le code-barres génétique de chaque espèce. Il sera alors possible d'identifier des espèces, parfois difficiles à discerner, seulement à partir d'une plume ou d'un poil."
L'intérêt du code-barres du vivant réside dans le fait que n'importe quel scientifique non taxonomiste pourra savoir s'il est en présence d'une espèce connue ou non. Le nouveau procédé fera aussi progresser les travaux sur l'évolution, en apportant un éclairage génétique sur les similitudes et les différences existant parmi le 1,8 million d'espèces déjà décrites.
Christiane Galus
Article paru dans l'édition du 28.06.06
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